Vide blanc restant de l'horloge
Table de noyer oubliant le temps
Traces de doigts que nettoie la poussière
Clés perdues
Boîte à lettres à la serrure rouillée
Sommeil lourd
de la vieille femme qui a déposé son dentier dans l'eau
Et cette machine à écrire où mon père a tapé ses premiers poèmes, la maison morte où ma mère était tombée amoureuse — à chaque guerre occupée, fusillée, incendiée, les trousseaux des coffres ottomans pillés — et les miroirs qui regardaient toutes les femmes nues d'une famille, les miroirs, les miroirs qui se voilaient le visage avec des draps — toutes les fleurs desséchées à part l'odeur de rose sauvage des rosiers grimpants — le temps que ma grand'mère conservait dans les napperons de dentelle blanche — ce petit fantôme qui revient sur les lieux où il a été tué — les longues ombres silencieuses des cyprès abattus — tous les habitants de cette maison guettent minuit depuis les photographies où tinte le fou-rire de la guerre — un homme coiffé d'un fez regarde derrière le verre oubliant lui-même pourquoi il sourit — et la maison se demande pourquoi m'ont laissé vivant ceux qui ont tué tout ce qui m'appartenait — et soudain les lumières s'allument dans la chambre d'enfant où ce poème est appelé
Maison Morte Maison Morte Maison Morte
Rien d'autre sinon la poésie
ne peut me faire retourner dans cette maison.
Neapolis/Nicosie, 1988
L'ENFANT HORLOGER
Chacun lui a confié son horloge
chacune indiquait une heure différente.
Mais laquelle est exacte, laquelle fausse
dans ce lieu sans soleil, quelle heure est-il vraiment ?
Disant en éloignant de la fenêtre du conte lointain coucou
coucou coucou coucou au début de chaque minute —
Réglant le Temps qui gâche l'ouvrage délicat
ses petits rouages mordent à chaque instant vos mains.
Ou bien c'était l'enfant de l'horloge à eau qui remontait en avance en plongeant
un Fils de la mer Fils-mer
même si tu es maître tu resteras apprenti dans le monde
si tu n'obtiens pas des Heures la permission
de t'éloigner même une minute vers toi-même
coucou coucou toi enfant-oiseau fruit vert-fleur-dans le siècle.
Père et mère âgés, parents bigots
monté de province dans les rues reculées tous les soirs ouvrables
menace, corvée ou bien sévices sexuels …
C'était le temps qui le faisait vivre dépendant des autres
surtout selon le temps passé [selon les horloges qui l'emprisonnaient]
il était obligé de régler
toutes les horloges du quartier.
coucou
Istanbul, 1993
SOLDAT MORT MON AMOUR
— Conte conté en silence —
Ses camarades l'appelaient "Soldat Silence"
dans sa poche un petit Coran
à son cou une amulette vénérée
au moment où on l' abattrait il devait aller au paradis.
Dieu l'a trouvé mort à l'état d'une poignée de poussière
Il n'a pu voir ni le Coran ni l'amulette :
Ne croyez pas qu'il ne l'a pas emmené au paradis.
Dieu a soupiré :
— L'homme dont la mort est si douloureuse
irait absolument au paradis
si j'avais un paradis.
— Conte de notre rue —
Notre rue s'appelle
"rue du Martyr Ahmet Kaya".
Avant la guerre d'avant,
elle s'appelait "rue du Martyr Hasan Hayrettin".
D'après ma mère,
elle s'appelait "rue du Martyr Hayati Çavuş"
avant ma naissance.
Mon Général, personne ne se rappelle
quel était avant qu'elle ne devienne "Martyr"le nom de notre rue .
Nicosie-Ankara, 1979 (1983)
TEMPS DE GUERRE
Je me parlais en moi-même pour qu'on ne m'entende pas
et qui me voyait sentait de la sagesse dans mon silence !
Dissimuler était nécessaire car le turc était dangereux
quant au grec, absolument interdit —
Les grands qui voulaient me sauver
m'attendaient aux aguets comme autant de mitraillettes
en ces temps-là d'ailleurs chacun était un engagé volontaire.
Et, semblable à un mince coupe-papier glissé dans un livre de classe,
l'anglais se dressait au milieu,
comme une langue qui se parlait dans des situations obligatoires
surtout avec les Grecs !
Bien des fois je me suis même trompé : en quelle langue pleurer ?
j'ai mené une existence non pas étrangère, mais traduite
ma langue maternelle était autre, ma patrie autre,
quant à moi, tout autre —
Il était déjà évident d'après ces jours de couvre-feu
que je ne serais le poète d'aucun pays
car j'étais minoritaire. Et "liberté",
était un mot qui n'avait son entrée dans aucun dictionnaire national …
En définitive, trois langues se sont mêlées dans mes poèmes
ni les Turcs n'ont pu ressentir ce que j'éprouve
ni les Grecs, ni d'ailleurs les Autres —
Mais je ne les blâme pas, c'était un temps de guerre.
Village d'Arodes, 1991
HIRONDELLE
À quel moment j'ai senti que je pleurais dans mon sommeil
pourquoi je ne sais pas
ou peut-être que je l'ai oublié en me réveillant.
Que je reste un moment à ouvrir les yeux, éclatent
les flash. Que maintenant je me réveille de ce poème
mais l'endroit où je suis planté hurlant comme sans langue
chante un poème j e c h a n t e u n p o è m e . . .
Si parfois je fais l'amour avec quelqu'un sans visage
peut-être que je ne garde pas en tête chacun de ceux avec qui j'ai fait l'amour.
Certains rêves retournent à mon enfance
la guerre n'a pas éclaté, mes mères ne sont pas mortes
aucun de ceux que j'ai connus n'est parti en exil…
Ou bien si je le veux, je ne peux pas me rappeler ceux qui sont si loin
en me disant dans mon sommeil je vole vers là-bas
v o l e v o l e je vole.
Mais je n'arrive pas à décider où je suis
dans quelle ville, quelle chambre, quel lit
de quel côté je dois tourner mon visage
et en quelle langue je dois répondre aux questions
dans mon rêve. Et puis je ne peux pas décider quels sont les oiseaux qui volent :
c'est une tourterelle, ou une alouette, ou une hirondelle
oui je crois que c'est une hirondelle
voyons dans la véranda de notre maison de Lefka…
[ j'ai dit n o t r e m a i s o n ? ]
À quel moment j'ai senti que je pleurais dans mon sommeil.
H i r o n d e l l e : très ancien, je ne me souviens ni de l'endroit, ni de la date.
UN FANTÔME
(…) "Que cesse la guerre avec les cités grecques" ont écrit
bien des scribes du livre des Phéniciens
qui ont été tués par leurs propres guerriers —
S'ils restaient, ils vivaient comme morts à cause du danger de mort (…)
— Sur une pierre tombale d'Idalion, VIII°siècle av. J.C.
Je sais seulement retourner à ma maison comme mon propre fantôme.
En passant par les miroirs brumeux. Mais je n'ai pas le temps.
J'ouvre les fenêtres, dans l'obscurité, à la lueur des étoiles
je me promène à l'intérieur de ma maison. Les rideaux se secouent,
les draps voilant la bibliothèque. Je dois retirer la poussière
des photos de famille. En soufflant sur le verre.
Les Anges Vengeurs de cette maison forcée à se taire en beaucoup de langues,
chacun de ceux qui entrent, emportent écrits et paroles.
(De toutes ces guerres. De chaque chose qui est nationale. Même de la langue.)
[Bûğülü] comme des vocables que s'éparpille fourmilière de poussière
la naphtaline. J'essuie. Ensuite en fermant les portes
à clé je disparais, à nouveau, sans être vu de personne.
Un fantôme… Moi, ils n'ont pas pu me faire abattre.
Nicosie-Londres, 1997
ANCIENNES CHANSONS DE NEAPOLIS
Mémé vient de Neapolis
Mémé passe devant le café
ses bottines à hauts talons fins
tiki tak taka tiki.
Les hommes regardent en riant
Mémé dit
"Si tu m'avais vue toute jeune !"
tiki tak taka tiki.
Moi je regarde les bottines
l'une couleur café, l'autre beige
tiki tak taka tiki.
Mémé distraite, vaniteuse mémé.
Olivier de douleur
Sans qu'on me le dise j'ai compris
Grand-père est un olivier.
Les bras noueux couvert d'écorces épaisses
le visage clair, le regard noir.
Il me reconnaît même de loin
Il agite les branches en bruissant.
Grand-père l'a planté avant de mourir —
tronc si vigoureux, senteur si attirante,
risette immuable du feuillage
cet arbre est mon grand-père
je l'ai compris sans qu'on me le dise.
Avec les feuilles d'argent il brûle de l'encens pour moi
Cher Grand-père Olivier de douleur.
Le Mustafa de Marika
Fenêtre en fleurs du jardinier
gare ne me dénonce pas
j'ai vu les deux à travers le cœur clair de la fleur
fenêtre en fleurs.
Mustafa est sorti nu dégoulinant du bain
il s'étire et s'ébroue, planté devant
Marika —
Ce Mustafa doit être fou
sans un geste sa femme aussi se déshabille.
À l'intérieur de la fenêtre fleur à clochettes
enlacés nus enroulés en boule
les deux babillent comme au berceau
leur javanais ni grec ni turc
fleurette à clochettes
je n'ai rien compris
fleur à clochettes
le creux de l'oreille retient leurs soupirs
Le Mustafa de Marika est polisson à la folie
oreille en colimaçon plus folle encore est Marika.
Dattiers
En ligne en file les dattiers
leurs paumes ouvertes vers les cieux
portent les premiers rayons de soleil.
chacun égrène un chapelet de trente-trois grains
dattiers glèbe de miel
leurs verts tapis de soie volent vers nous du désert
dattiers dattiers dattiers.
Leurs palmes leurs doigts
leurs doigts ailes de tourterelle
entre les cyprès, les toits de tuile, les fils électriques
et les antennes de télévision
se dressent comme de vieux derviches
souvenirs …
Neapolis/Nicosie, 1986
SANS REGARDER LA CARTE
Ce que tu as appris, c'est comme si tu ne l'avais pas appris. Comme s'il n'était pas venu au monde
encore… Parmi les Romains
tu es l'un d'eux jusqu'à être invisible, mais tu ne l'es pas.
Tu es un oiseau orange tout au plus
dans l'oranger aux très nombreux fruits restés sur l'arbre. Et même si tu partais
à l'endroit où tu irais tu semblerais n'y être pas,
n'avoir pas vécu ce que tu as vécu, écrit ce que tu as écrit…
Quelque chose est à changer. Mais par où prendre
ces existences fragmentées ? Toi, tu es dans la parole
tu ne peux même être traduit dans une autre langue,
tu n'es pas non plus entendu de ceux à qui tu parles.
Tu vois une illusion en croyant que tu existes, non … Nous avons été coincés,
ils disent : comme le scorpion dans le cercle de feu
nous nous empoisonnerons nous-mêmes.
De notre propre langue nous nous empoisonnerons et pas d'autre façon de faire.
Tu changes la rue où tu devrais marcher sans regarder sur la carte
espérant que toutes les routes ne mèneront pas à ta propre maison.
Rome, 2005
PIERO SOIS MON ASSASSIN
Piero sois mon assassin
Je ne peux pas me transporter jusqu'à Venise
Je cherche une méthode urgente de suicide
Piero en toi j'ai garé ma moto
À cette heure Seigneur ils ne se soucieront pas de la circulation
Tue-moi avant que les feux rouges ne s'éteignent
Piero j'ai commencé cette chanson à Athènes
sur les icônes au corps d'argent toi l'autre monde
moi la bougie du vœu allumée dans la lampe
Hé, Seigneur de Mon Univers éteins-moi
Piero mon angelot de la mort
qui ne cesse de tendre l'arc vers moi nu dans les pierres
Piero ce monde est plein de méchanceté
S'il te plaît conduis-moi au paradis
Piero je ne peux me rendre à la vie
je n'arrive ni à me taire ni à la fuir
peut-être que mon existence est impossible
Piero ce soir ne devrais-je pas m'enterrer en toi
Piero mon angelot de la mort
Piero sois mon assassin
Piero allons.
Athènes, 1988
AUTOBUS DE NUIT
pour Barış
Les femmes gisaient horriblement poignardées
l'autobus ne s'est arrêté nulle part
ceux qui habitent au-dessus
avaient fermé les portes aux cris dans le passage
Avec de délicieux frissons j'ai regardé chaque nuit le même film
et chaque jour j'ai appris en cachette mon rôle par cœur
j'ai attendu mon tour
pour voir mon visage sur l'écran —
en payant le prix je suis entré de moi-même à l'intérieur.
La nuit a embrassé son front ses lèvres
et a montré sa place en ouvrant la porte
— ni femelle ni mâle —
les poupées de celluloïd créées pour exciter
ont tourné avec des boissons rouges autour de la maison de la volupté.
Nos noms ont été demandés — nous n'avons pas trouvé —
avec des chevaux aux ailes sombres nous avions été enlevés
la nuit avait changé nos vêtements
et en fixant des timbres dorés sur nos cheveux
elle nous avait fait voler sous terre.
Les femmes gisaient horriblement poignardées
l'autobus ne s'est arrêté nulle part
Londres, 1988
LE POUVOIR
L'enfance m'a arraché mes camarades
sur les ondes moyennes elle a réglé leurs langues maternelles sur la langue du Présentateur
elle a dessiné aussi un sourire sur le visage des directeurs,
je suis resté tout seul.
d'ailleurs en ailleurs d'ailleurs en ailleurs d'ailleurs en ailleurs
Ma réputation est devenue celle d'un homme étrange et désert …
À chaque pas j'étais un suicide
car il fallait du pouvoir pour vivre —
mais je suis devenu coupable de ressentir de la douleur au point de mourir.
et d'ailleurs en ailleurs
Mes camarades attachent un chien à leur porte
permis d'entrée, serrures codées, sonnettes d'alarme :
"Bienvenue cher monsiiieur !…"
Alors que moi j'étais tout à fait sur le point de m'évader de cette boutique.
d'ailleurs en ailleurs d'ailleurs
[Le chauffeur de l'autobus me fait descendre 10 km plus loin
l'ouvrier toise avec mépris le piéton
pensant que je suis au plus bas de l'échelle.
Tous les pouvoirs ordonnent "Arrêt"
Quant à mes camarades, ils me lisent les sommaires des journaux
d'un ton neutre.
À ce moment-là ils me réveillent au bruit des femmes de ménage de l'hôtel]
signal de fermeture
Non, j'ai dit, je ne peux pas terminer comme ça ce poème
c'étaient mes camarades, mais je suis plein de perversité !
D'ailleurs maintenant moi aussi il faut que je sois un manche pour le pouvoir
sinon pas moyen de survivre
d'ailleurs en ailleurs d'ailleurs en ailleurs
Village d'Arodes, 1991
SEIGNEUR DE LA MER
Un gardien de musée veille sur le Seigneur de la Mer
Il n'y a même plus d'endroit au monde où l'on puisse s'enfuir
personne n'ouvrira maintenant sa porte aux dieux —
Faire leur photo 10 dollars FLASH INTERDIT
tik tak tik tak
Ulysse fait une croisière insipide
il boit du whisky en s'ennuyant dans sa cabine
le bateau atteint son île où il ne reste pas cinq minutes
maintenant plus besoin de combats à l'épée, d'héroïsme, de hasard
ni de conte
tik tak bon voyage messieurs.
Alors qu'il était sur le point de se mettre à courir
de lancer le disque, il est resté figé
Poseidon, au beau milieu d'une mer dont les eaux se retirent
et au coin de ses lèvres les mots sont devenus pierre.
Comme s'il allait encore dire quelque chose
comme s'il connaissait la seule réponse que nous cherchions —
Mais maintenant le Seigneur de la Mer est un détenu muet
les vagues agitées, les vents du nord à arracher les vergers, les poissons de nacre
ne peuvent parler
ni même … INTERDIT DE SORTIR
tik tak messieurs il n'est même pas nécessaire que vous connaissiez votre délit
la sentence est telle, on ne donnera pas de réponse aux questions.
Athènes, 1988
FENÊTRE dimanche, 9:05
Chaque couleur
apparaît semblable à elle-même
quand la lumière de l'amour frappe à la fenêtre du cœur.
La totalité des vocables plus qu'eux-mêmes … Le poème
change d'une heure à l'autre, à cause de l'ombre et de la lumière.
Plusieurs jours triste le visage d'amour
un jour se réjouit à la fenêtre. Les femmes
regardant un tableau à l'extérieur.
Soudain passe un homme. À son difficile destin
se résigne sa femme, s'effaçant dans la nuit de noces
son propre sort.
Cette maison qui a des persiennes innombrables, la destinée,
sans qu'on puisse deviner
de quelle pièce elle s'ouvrira … Ce monde
est beau pour qui ne l'est pas
mais ce n'est pas un endroit bon pour qui aime.
FENÊTRE dimanche, 11:20
Les barques dépassent de l'intérieur de la fenêtre.
Des fleuves de souci
à cause de ta Terre. Et dans le ciel
comme des filets de pêche tressés avec l'écrit
les nuages oscillent.
Quant à moi, dedans. Pisé, abondantes et blanches
dentelles. Je dessine le visage de l'amour, avec des lettres
j'écris le tableau…
Et me levant j'ai fermé la fenêtre.
Comme un peintre qui enlève ses toiles
après avoir laissé ce poème une demi-heure.
Parce qu'est devenu dur comme le marbre
le brouillard dehors. S'il ne se heurte pas aux limites du monde,
chacun aura su voler à partir de l'amour… [Et nous trois.]
FENÊTRE dimanche, 14:00 les eaux
Tu as voulu que ton visage soit dit :
La fenêtre des miroirs où tu as regardé
comment a-t-elle pu s'ouvrir à toi ?
Exactement à l'intérieur dans le silence de la mer brumeuse
onde après onde
bleu-lumineux-musical… La pluie tombe.
L'amour s'ennuie d'être enfermé.
Et un chat.
Chacun cherche un semblable à teindre. D'un verre
sur le point de déborder… Regardent par la vitre des eaux
les filles de la Mer Morte
teintes au henné L e s f i l l e s d e l a M e r M o r t e .
Rien n'est aussi difficile au monde
que de pouvoir regarder son propre visage.
FENÊTRE dimanche, 21:15
D'accord, ce qui est écrit par amour vient du mensonge.
Un moment vient et passe à écrire ce qui a été vécu
le poète, écrivain pour pouvoir vivre —
Les ordinateurs racontent l'état de chacun. Rien
d'autre… Mais il n'est pas permis de rester seul.`
Une série criminelle "Notre vie de famille"
sur chaque canal… Un rideau de tulle
rose à glands, il arrive que tu puisses le tirer
sur le visage des fenêtres donnant sur la rue.
Parce que ce monde est un lieu de travail, il consomme
il est consommé, la vie de l'homme
en tête de la machine à calculer.
Courir toujours de réussite en réussite
dans ce monde que cela ne puisse suffire à l'amour.
FENÊTRE dimanche, 21:43
Dans les persiennes un jardin extravagant. Et
une femme malheureuse au point de n'avoir pas eu conscience
d'un instant où elle ait vécu. En regardant
avec inquiétude (l'avenir) par la fenêtre.
En se plaignant constamment de ce qu'elle n'a pas pu voir
par les autres fenêtres… Femme Malheureuse :
En restant dans cette ville, sa vie est solitude
obscurité si elle part dans une autre ville. Et maintenant
un endroit affreusement morne. Entièrement couleur
brique et café. Le malheur
comme une maladie contagieuse à l'intérieur de la maison…
La femme n'a pas de visions
c'est sûr. Il y a au monde des tas de raisons
pour être malheureux (pour qui veut).
FENÊTRE lundi, 00:17
Par un temps lourd gris
vu de si loin que, de la fenêtre,
jusqu'à l'éloignement de la plaine verte
si profond que… Chaque couleur
remplie d'elle-même. Dans l'obscurité
jusqu'à ce qu'elle tourne au blanc. Maintenant sur une page vide
l'amour peut écrire lui-même son poème.
D'où, comment d'après ce qu'on voit
la vie donne une forme à l'homme. Dans une bouteille
cette ville … Et un être aimé. La fenêtre
dite, il faut élargir le regard. L'amour que l'homme a dit
doit changer le poème. Et fil faut forcer la maison
monde où j'ai passé ma vie.
Londres-Nicosie (Athènes), 1997
BUTIN DU PETIT SEAU DE CUIVRE
pour Serra
Il cogne soudain le rocher … le Bosphore écume en coupant la route.
Le Dr. Kastanyodis du rez-de-chaussée a vendu l'appartement
Il partira sans doute mourir à Athènes.
Il demande j'aurais voulu peut-être le vieux borsalino
le fez resté de son père… Moi, je me tais.
Istanbul n'attend plus personne maintenant
dans la cabine d'interprète il y a une femme aux yeux bleus
nous parlerions avec d'anciennes voix si nous devions parler. Maintenant langue étroite
et obscurité. Comme un trou de chaussette
mon turc intérieur chaque raccommodage maille à maille
je défais … Puis en rassemblant les pêcheurs du Pont,
je crains qu'on ne lise dans ma petite paume :
Qu'y a-t-il pour vous maintenant à Istanbul, ou à Constantinople,
pas même d'amis Turcs qui aient une icône de Byzance accrochée chez eux …
Et même le Dr. Kastanyodis ne peut connaître vos secrets.
Dans la scène du petit seau de cuivre de ce film que que je n'ai pu extraire de moi, la première fois
je répond en grec (il reste stupéfait) :
M. le Docteur, je suis né à Chypre
je ne peux garder à demeure les effets de mes voisins grecs
ou bien la guerre éclatera de nouveau en moi …
[Ince düşünüp derin dokunan olsa] , c'est aussi un butin
mais que quelqu'un de lumineux se promène dans cette Ville invisible
délitement grec notamment dans la rue du Petit seau de cuivre.
Istanbul, 1998
MACHINE À ÉCRIRE
Je me rappelle qu'elle portait une culotte blanche de boxeur et le désordre
là-bas … Je crois que c'est mon plus proche souvenir d'elle.
Les papiers ont été laissés éparpillés alentour,
et la culotte de boxeur … Une blancheur maculée, qui ne compte pas totalement pour du vide.
Quelque chose d'elle devait me rester.
Ce jour-là j'ai choisi cette machine : un modèle des années 50, clavier a. Les touches
bougent avec difficulté et quelques lettres s'enfoncent de travers.
Mais j'ai fait le rêve qu'il fallait que ce soit avec elle que j'aie écrit mes poèmes de jeunesse
— les doigts tremblant d'amour —
et qu'ensuite, ayant grandi, mon premier amour
m'a offert sa machine.
Je l'ai placée dans ma chambre à mon chevet, en l'éclairant d'une lampe chic …
Et au fur et à mesure que je le racontais à chacun, moi aussi j'ai cru
au souvenir qui me convenait.
En fait, pour fuir, comme elle vendait tout son avoir jusqu'à la dernière épingle,
j'avais retiré du bric à brac entassé dans la rue
cette pauvre machine à écrire. En toute hâte,
— comme un pauvre moineau effrayé posé sur un tas de noyaux jetés —
sans le voir j'ai fait sonner quelque chose…
Londres, 2000
LA TROISIÈME PERSONNE
i.
Et ensuite les âmes entament une autre vie sans avertir personne.
Il arrive un jour que l'homme retourne à sa nudité, il ne fait plus qu'un
avec le tronc du caroubier qui embellit le flanc aride.
Le ciel s'ouvre au travers des branchages piquetés de lumière. Quand toutes les routes
se ferment
elle arrive comme en volant avec soixante-dix mille ailes, sept chandelles dans la main,
comme au moment de la Création sa bouche embaume le musc
la Troisième Personne te donne souffle.
Elle voit ce que nul ne peut voir et un chien se met à aboyer.
Le diamant dans le cœur de Burak, ce sont d'abord les oiseaux qui le voient,
les insectes, les herbes, les vivants qui ont pu rester comme des bouts de nature … et
les âmes
descendent s'aimer dans l'eau, la Voie lactée en guise de voile de mariée.
Comme le climat change dans les rochers déchirés des canyons,
comme les lauriers soudain se dressent
de l'obscurité secrète souterraine,
comme grandit le rose indien que tu crois une petite fleur des champs en regardant d'en haut
… Elle grandit
et ton âme boit l'eau de sources aux racines invisibles.
Mais elles boivent secrètement et inaperçues de l'homme.
ii.
Un olivier greffé étend les branches sans greffe. L'essence du vivre
vient en surface même si on la comprime
la vigueur élémentaire jaillit sous la pression … Et la Troisième Personne apparaît.
Elle n'a ni carte d'identité ni permis de conduire. Elle est l'âme.
En elle se trouve quelque chose comme un poème
mais qui ne se montre à nul autre comme à toi.
(Elle fait l'amour avec toi, son amant tu n'es pas.
Elle te protège dans le monde où on t'a laissé seul, son frère tu n'es pas.
Elle donne sans attendre de prendre, son enfant tu n'es pas.
elle est l'amie la plus véritable, son compagnon tu n'es pas.)
Tu ne peux lui donner un nom. On ne peut la percer
l'âme humaine veut le silence … et être proche des secrets de la vie.
iii.
Si la Troisième Personne n'est pas, nous ne pouvons être, toi ni moi.
Ni l'olive, ni la caroube qu'aiment les chèvres tachées aux pattes velues … Ni les oiseaux
ne pourraient trouver en l'homme de branche où se poser.
On t'apprend certaines choses à condition de les renfermer dans ton cœur — ce poème
par exemple —.
Les moissonneuses, les perforeuses creusent et creusent aussi l'âme.
L'apprivoisement n'a pas de fin,
on ouvre les terrains à bâtir en dynamitant la roche et on enduit habilement
les fissures
des murs. Ensuite commencent les écoulements
s'infiltre du toit où nichent les tourterelles
l'Étoile Polaire que tu as appelée de ton vœu.
iv.
Les micocouliers grimpent au gouffre qui a obstrué le sentier
et l'escargot caché dans l'origan suit la trace.
La Troisième est celle dont la réalisation est inévitable — comme surréelle
parce que c'est la nature laissée à elle-même —,
ils la disent le refuge ultime de l'âme,
non, c'est la solitude où pleuvent en averse les étoiles
autant que tu peux toi-même être sans limite.
Ton cœur la connaît au point que tu ne dois pas questionner. À son sujet
tout ce que tu sauras, c'est qu'elle est pour toi la Troisième Personne.
C'est aussi sûr que le vieil olivier, la trace de l'escargot et le gouffre.
Ils disent que c'est la personne qui change son destin,
non, c'est tout juste ton destin. Si tu peux la connaître
tu te connais aussi toi-même. — Et si tu t'avances un peu plus, tu vois la mer
d'en haut. —
L'homme peut se libérer en se soumettant au principe de vie,
et les poissons avec l'infini de la mer …
Et le destin des oiseaux nés pour voler ne peut être que leurs ailes.
On trouve sur ton front deux écrits, un bon et un mauvais.
On trouve la nuit pour sortir au jour. La Troisième ne peut être ni bonne ni mauvaise,
On la trouve envoyée comme l'ange du destin.
Et qui résiste au destin est condamné à mener une vie d'étranger.
Kantara-Nicosie, 2004
AU LEVER DU JOUR
La lumière tombe plus sombre de ce côté de la montagne. Elle filtre
au travers des nuages violets. La maison de pierre en bas
est l'endroit où je suis né. Par de larges arcades
deux chambres qui donnent l'une sur l'autre. L'olivaie,
les arbres plantés à distance pour ne pas toucher le voisin, comme c'est étrange
elle s'arrête brusquement à la crête.
Grandissant dans ce désert un pressentiment rappelle mon enfance
un désir de courir …
Alors que longtemps
je reste, il est comme si je courais dans l'obscurité de la montagne,
mon cœur. Peut-être devrais-je dire c'est mon enfance
qui court. Depuis cinq semaines que je suis venu, c'est la première fois que je parle de moi à quelqu'un.
Un village sur la frontière. Les ruines attendent, et un soldat
qui ne parle pas … Je dis qu'il ne voit pas que je prends des photos
comme un touriste
dans le village où je suis né comme c'est étrange.
Je ne fais rien du tout ici. Quand arrive le coucher du soleil
les champs s'allument et s'éteignent d'eux-mêmes.
Juste de l'autre côté un petit ruisseau serpente vers les roseaux … Sous la lumière de midi
les jours virent aux oiseaux-lumière orange se déversant de la montagne.
Mais la terre est blanche, ferme c'est-à-dire
pour les vignes … Là j'ai aussi appris à me réveiller avant les coqs.
Reste ce soir, marchons au matin avec l'appareil photo.
(Mais il est passé si vite le lever du jour que nous n'avons pas pu prendre de photos.)
Nicosie, 2005
LA CAGE
Il regarde l'heure à chaque gorgée d'alcool, il donne des explications
au téléphone qui est dans sa poche intérieure. Pardon, posons-nous ici
mais parlons droit c'est une table de bistro.
J'ai vu des cailles à vendre dans un marché du désert
perchées sur le comptoir, passées à la flamme, comme si elles attendaient la cuisson.
Elles ont des anneaux etc aux pattes.
Non, libres … Elles ne volent pas, un point c'est tout, frère !
Volez volez volez je secoue mes ailes, non elles ne volent pas.
L'homme qui évalue la situation exactement au milieu de l'acte amoureux
regarde à nouveau l'heure, il relâche un peu sa cravate
et pliant ses ailes les range dans son attaché-case.
Je dois encore rentrer tôt à la maison. C'est bien, à demain soir ? Je ne crois pas.
Moi non plus je ne crois pas qu'il faille aussi les frais de la cage
je dis j'ai vu de mes yeux les cailles ne volent pas.
Istanbul-Cambridge, 2006
Traduits du turc par Alain Mascarou. ©Mehmet Yashin – Alain Mascarou.
Mehmet Yashin, Constantinople n'attend plus personne, tr. Alain Mascarou, 2008, Saint-Pourçain-sur-Sioule: Bleu autor.
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